vendredi 15 février 2008

Naissance du Rap Algérien.

A Alger, où le chaâbi, genre noble et populaire de la Casbah, n’a pas dit sa dernière mélodie, c’est le rap qui exprime le mieux le désarroi de la jeunesse et tous les problèmes de la société, avec beaucoup de courage et de réalisme.
Sur fond de basse furieuse, de roulements de derbouka et de nappes arabisantes, Sofiane et ses compagnons se relaient au micro. Ils ont tous des orages dans la voix et leurs mots martelés rageusement ou débités à la vitesse d’une balle perdue ne souffrent d’aucune ambiguïté : Ils disent :
Voici la génération de la délinquance/Et moi je ne fais que dire ce que je pense/Car je crache devant ce silence/Ils nous ont accusés d’être des voleurs/Alors que nous ne sommes que des rappeurs/Et moi je dis aux gens : n’ayez pas peur/Le rap-ragga fera votre bonheur.

C’était, il y a à peine trois ans, à Alger lors d’un festival, et le morceau, dont le leitmotiv est : «Boum boum, où allons-nous ?», est de Hamma Boys, aujourd’hui Hamma tout court, un groupe installé désormais à Marseille, qui, avec Intik (signifiant «Tout baigne») maintenant à Paris et MBS (le Micro Brise le Silence), constitue le trio de tête de la scène rap algéroise. Les membres de Hamma, la formation très audacieuse, se sont baptisés du nom du quartier populaire qui les a vus naître et d’où ils ont été chassés. A mi-chemin entre Belcourt — et son fameux souk Laâguiba où s’achètent et se vendent à des tarifs exorbitants les produits «tout-import», convoités par les jeunes (jeans, chaussures et blousons de marque) — et Hussein-Dey, proche banlieue d’Alger, le Hamma abrite aussi le célèbre Jardin d’Essais et son zoo.
Il est nargué en hauteur par Riadh El-Feth, sorte de Halles algéroises, temple de la consommation inaccessible pour les plus démunis, édifié dans les années quatre-vingt, sous l’ère Chadli (troisième président de la République algérienne), par des Canadiens, avec, au centre, le sanctuaire du Martyr (maqam e-chahid), un peu la tombe du soldat inconnu local, et, tout autour, au-dessous, des boutiques de luxe et des boîtes de nuit.
Depuis quelques années, le Hamma est en pleine rénovation. Un hôtel Sofitel est déjà installé et de nouveaux logements, trop chers pour les petites bourses, sont en cours d’achèvement. Ces divers faits peuvent expliquer en partie le discours radical du groupe Hamma. Il aurait pu le tenir sur le mode raï ou kabyle mais le rap, c’est son univers, la manière la plus évidente de renouer avec le texte qui rend intelligent et décrasse les oreilles. A Alger, on aime encore la poésie, les strophes finement ciselées et surtout l’art de les déclamer. En ce cas, le rap, qui commence à prendre l’allure d’un phénomène national, peut constituer le chaînon manquant entre un raï pas trop audacieux dans la revendication et un chant kabyle (mais aussi chaâbi ou chaoui) qui reprend doucement son souffle. D’autant que les thèmes propres à alimenter un propos plutôt virulent ne manquent guère dans un pays — à deux heures d’avion de Paris — où les moins de 25 ans représentent 65% de la population. Ces jeunes, avec un pied dans les stades et un autre dans les mosquées, quand ils ne meurent pas dans une explosion risquent surtout de mourir d’ennui. Histoire de tuer le temps, ils ouvrent, à l’ombre des murs, des débats autour des visas (et comment diable les obtenir) et rêvent d’une nuit d’été sur un bateau en partance pour l’Australie, selon le titre d’un des spectacles de l’humoriste Fellag, surnommé «le Coluche algérien». Certains se livrent à d’interminables parties de cartes ou de dominos dans les jardins publics, d’autres entament des promenades du côté de la station balnéaire de Sidi-Fredj, sentant bon le sable chaud dans un semblant de sécurité, là où se déroule l’élection de Miss Algérie. Quant à ceux qui ont un peu de monnaie en poche, ils peuvent toujours s’attabler à la terrasse d’un de ces nombreux snacks où l’on a la possibilité de déguster un MacKiki (hamburger du cru) en écoutant les derniers tubes occidentaux ou orientaux. Pour les amoureux qui n’arrivent pas à se marier (en Algérie, pour se marier il faut un logement et pour accéder à un logement il faut se marier), peu de lieux propices aux roucoulades si ce n’est quelques cafés comme L’Andalouse, niché au cœur de la rue Didouche-Mourad (ex-Michelet), l’artère la plus élégante d’Alger.
Finalement, les meilleures occasions de s’amuser, c’est au cours des fêtes de mariage où les DJ’s prennent de plus en plus, pour des raisons économiques entre autres, la place des grosses vedettes censées indiquer le degré de fortune de l’organisateur de la soirée.
Drôle de no future mais les jeunes vous diront que malgré tout ils continuent à se définir comme des pessimistes gais. Cela transparaît à travers les nouvelles musiques dans une Algérie où la chanson militante a perdu de sa vigueur depuis 1980 et où le concept rap, introduit par les antennes paraboliques (M6, MCM, MTV et autres chaînes musicales) et quelques cassettes pirates de MC
Solar, IAM ou Alliance Ethnik, est en train de redonner vie à une culture de la rébellion qui remonte à l’Antiquité. C’est à Alger donc, la ville la plus meurtrie qui voudrait récupérer son statut de cité créatrice perdu il y a près de vingt ans au profit d’Oran, berceau géographique du raï, que la «rap attitude» s’est le mieux implantée et donne le signal à un mouvement plus large.
Aujourd’hui, le rap est devenu une réalité incontournable dans tout le paysage musical algérien. Vrai mouvement, solidement implanté un peu phénomène incroyable, le «bled rap» s’est développé de manière fulgurante et l’on compte à ce jour plus de mille deux cents groupes, dont une centaine dans le secteur H (comme ‘houmti’, ma rue) ou comme Hussein-Dey, la banlieue tristounette d’Alger) et un peu moins dans le secteur B (comme Bab-el-Oued et Bab Ezzouar). Les plus en vue sont Attack — qui hurle sa haine du pouvoir et des barbus sur des références musicales tirées à la fois de Dahmane El Harrachi (l’auteur de Ya Rayah, titre repris, avec le succès planétaire qu’on lui connaît, par Rachid Taha) et de NTM — et Anonyme (avec, en verlan local, Izouf, Milsa, Kifout et Bijna), le «band le plus gangsta», créé il y a un an et dont les membres ne dépassent pas la vingtaine de printemps. Le plus virulent est Balle au canon qui se définit comme k’baha (délibérément vulgaire et grossier), rap 100%, et le plus populaire, Tout passe, avec aux commandes DJ Amar (collaborateur de Double Canon, une formation d’Annaba très prisée par les jeunes). Très professionnelle, cette formation cultive parfaitement les fleurs de la rhétorique (lyrics soignés sur verbes tranchants et samples orientaux ou kabyles recherchés). On peut rajouter Les Messagères, MLG (formations féminines), K. Libre, K2C, CT16, DE.MEN (Détecteur de mensonges), White Men, BIG, Mohamed KG2, BAM (Brigade Anti-Massacres) et Rap Casbah.Tous rêvent de mettre leurs pas sur ceux de MBS, Intik et Hamma et d’être signés comme les deux premiers chez des majors. Sauf que pour l’instant, les ventes en France ne suivent pas les courbes des concerts (quinze mille copies pour Intik et onze mille pour la compil Algerap ; par contre, pas d’in-formations sur les chiffres de MBS). Tous bavent également sur le succès de 113 Clan (le groupe de Vitry, auteur du fameux Tonton du bled 1), qui a fait un tabac l’été dernier à Alger, Oran et Béjaïa.A Oran, la capitale du raï, les bons éléments ne manquent pas non plus. En témoigne un album de Dragon noir, distribué ici par un petit label. On y trouve des morceaux comme Algérie Bledi, combine raï love à la Cheb Hasni et mots impitoyables pour l’univers sale dans lequel la jeunesse évolue.La démarche de Dragon est touchante et son propos est émouvant mais, question ambiance musicale, un chouïa de vivacité (à l’exemple de Dur dur) lui donnera plus d’assise. Enfin, il existe et c’est l’essentiel. Toujours est-il que si demain, les rappeurs ne promettent pas de raser gratis, ils n’en espèrent pas moins un mouvement de balancier, à travers la parabole et les radios, qui leur octroieront une dimension internationale et une stature qui fera réfléchir ceux qui, au départ, en Algérie, leur avaient jeté la première pierre.Reconnu enfin par la presse algérienne et les radios nationales, mais un peu moins par la télévision qui n’a diffusé jusque-là que Ouled El Bahdja (Les Enfants de la Radieuse), le titre à succès de MBS qui s’est vendu à cent mille exemplaires, le rap demeure malgré tout suspect. Le groupe MBS a eu du mal à faire accepter quelques-uns de ses morceaux sous prétexte de «réalisme trop cru», un animateur allant jusqu’à leur dire que s’il en diffusait un, il perdrait sa place. Mais les membres de la troupe n’ont guère de soucis à se faire : la major Mercury, dépendant de la multinationale Universal, a pris leur destin discographique en main. C’est le cas également d’Intik qui a été signé par Sony et de Hamma qui prépare son propre album, à l’abri de la censure, dans la cité phocéenne. Tous les trois se distinguent par une philosophie de la revendication à même de décrasser des oreilles engourdies par les discours et le jargon officiels.

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